L'enclave aux vieilles ... Daniel


...


Nous sommes voisins.
Je la guette souvent, caché derrière la tenture du salon. Je connais ses habitudes. Si par bonheur, je descends en même temps qu'elle, il arrive parfois que nous nous croisions. Et les bons jours, ceux desquels son regard n'est pas planqué derrière ses hublots opaques, je capte son attention. Une fraction de seconde, mon image heurte ses pupilles dorées. Elle vacille parfois.
Elle me salue, avec ce sourire incroyable. Et mon coeur effectue un saut périlleux, sous mes côtes. Je me retiens de me jeter à ses pieds. Parce que je ne saurai pas quoi lui dire. Et encore moins comment.
Je n'ai pas le sentiment facile, d'ordinaire.
Mais elle est spéciale.
Un je ne sais quoi sur sa peau qui s'illumine au soleil. Et je prends feu. Un brasier intérieur qui me consume et me rend fou.

Ce jour là, il y avait un défilé dans la rue principale. Et j'étais descendu, comme tout le monde. Gesticulant un peu avec la foule, me prenant au jeu des instruments de la fanfare municipale.
J'étais pris dans cette frénésie bon enfant, et j'aimais bien ça. 
Puis, j'ai senti sa présence.
Je n'avais pas besoin de me retourner, puisque je savais qu'elle était là. Tout mon corps me le disait.

J'ai laissé passé un air de Brahms. Je comprimais mon palpitant, pour garder mon calme.

Lorsque j'ai pivoté, enfin, vers l'arrière, je me suis dirigé directement vers elle.
Elle regardait le spectacle, ses mains glissées dans ses poches. Une légère brise l'avait décoiffée. Un peu.
Je me suis approché d'elle. Et je me suis présenté.
Daniel.
Je suis écossais. Connaissez-vous l'Ecosse ? Je viens d'un tout petit village, dans lequel il est bien vu de posséder son propre fantôme familial, savez-vous ?
Je lui parle, calmement, même si mon système nerveux est au bord de l'implosion. Je règle le débit de ma voix, sur son sourire adorable. Je respire, parce qu'il le faut bien. Et je lui parle. Des minutes et des heures. Elle ne répond pas vraiment, mais je vois bien à ses yeux, qu'elle m'entend. Elle aime ce que je lui dis. Elle acquiesce du menton, et sa fossette me trouble. Je glisse, entre deux explications topographiques dont on se fout comme de l'an 40, qu'elle a troublé jusqu'à mon sommeil. Que je suis fou d'elle comme un adolescent. Que je ne peux imaginer la toucher, tellement je suis ému d'être avec elle. Qu'elle ne doit pas avoir peur de moi. De nous. Que je serais toujours là pour elle. On tombe toujours in love des personnes interdites. Une mère de famille, une nonne, la babysitter, la mère d'un ami. Je débite des conneries d'amoureux transi. Que je suis. Pauvre débile lamentable qui ne sait plus comment se faire pardonner de ce flot de paroles qui ne tarit jamais.
Elle éclate de rire. Et caresse ma joue.
Je suis foutu.

...

Il y a si longtemps.
J'avais oublié.
Comment est-il possible d'oublier une aventure pareille, je me le demande.
D'abord, cette chute atroce.
Mes membres tout brisés.
J'avais une douzaine d'années. Mon ballon s'était coincé dans cette branche maigre. Un arbre tout rascleux du tronc et des feuilles étonnamment vivaces. Et les fruits, nom de Zeus ! Des figues énormes !
J'avais grimpé en haut en moins de temps qu'il faut pour le dire. Et crac.
J'étais passé à travers, comme un imbécile, écrasant les buissons épineux, qui, en amortissant ma chute, avaient arraché ma chair au passage. 
En bas, je m'étais ausculté vite fait, avait constaté  que mon short était bon pour le recyclage et que ma mère allait gueuler.
Puis, j'avais cherché le moyen de remonter.
Et là, problème.
Du coup, j'avais marché des heures et des heures. 
J'avais croisé des tas de baraques toutes pareilles, avec des mémées super glauques, et des jeunes à l'allure de drogués. Pour ça, je m'étais méfié. Mon père m'avait bien drivé sur ce coup là. Les drogués, c'est toujours une source à emmerdes. Alors, j'avais tracé ma route. J'avais super soif, mais là aussi, j'avais flippé grave que l'eau soit empoisonnée ou je sais pas quoi, alors, j'avais tenu, comme le chameau de mon pote Abdel qui en a un vrai, au bled, à ce qu'il raconte.
J'étais drôlement fier de pas craquer.
J'en avais vraiment marre de marcher autant.
En plus, je commençais à avoir la dalle.
J'aurais bien croqué une pomme ou deux, à défaut de pizza quatre fromages, mais quand j'en ai cueilli une, j'ai failli vomir en l'ouvrant. Pourrie dedans. Grouillante de vers. Dégueulasse. Tant pis. Je mangerais mieux en rentrant.
J'ai marché.
Si longtemps.
J'ai cru atteindre la sortie. Plusieurs fois. Mais dès que j'approchais des lourdes portes blindées en métal extra terrestre, c'est sur, parce que le fer, ou l'acier, ça n'a jamais eu cette couleur verdâtre luisante, ces foutues portes se refermaient dans un fracas super flippant.

Puis, j'ai vu la fille.
Une grande.
Elle courrait si vite qu'on avait l'impression qu'elle  portait des sandales bioniques. Comme Wonder Woman. Je ne sais pas pourquoi, je l'ai suivie. J'ai couru. Pareil. Comme elle. Presque aussi vite. J'entendais son souffle. Et j'ai accordé le mien, au sien. J'ai senti sa chaleur puissante. Et ça m'a fait du bien de me sentir enveloppé dedans. Nous avons couru, ensemble, l'un derrière l'autre. Si longtemps. Je sais plus. Et tout à coup, le portail. Immense. Ouvert. Grand ouvert. Et nous, deux bolides qui l'avons franchi. Et en le franchissant, cette impression que je n'oublierais pas. Je ne me suis jamais senti aussi libre qu'à cet instant là.

Elle reprenait sa respiration.
Et s'est aperçue que j'étais là, moi aussi.
Elle m'a souri.
Et a caressé ma joue.

...







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