La dernière place

...

Il y a ce type qui crapahute vers l'arrière du bus, nouvelle espèce de crabe, en référence à son mode opératoire pour le moins peu orthodoxe. Il tangue, de gauche à droite, avec une maladresse spécifique aux êtres statiques par nature.
Le spécimen a le plus grand mal à gérer les écarts du chauffard-chauffeur aux commandes, mais pour rien au monde il ne laisserait paraître son inconfort, et refuse le secours de ces barres de pool-bus prévues à cet effet. C'est qu'on a sa fierté, tout de même. Et ça bombe le torse, ça rentre le bide pro-blonde, ça souffle bruyamment son agacement par les narines. Quelques poils récalcitrants tressaillent sous le brise nerveuse. Ces quatre mètres, il ne sera pas dit qu'il ne les franchirait pas dans la dignité.
la place vide, la promise, celle qui se trouve tout à fond d'un couloir semé d'embûches sous forme de caddies remplis à ras, d'enfants malodorants juste avant de se plonger dans une mer d'huile, justifiant sans doute le manque d'hygiène toléré ce matin là, les savates abandonnées par des pieds blancs, noirs, bronzés, peu ou prou, sales, vernis avec minutie, seuls joyaux rutilants cachés sous des silhouettes fantomatiques, vierges noires au dehors, drapées de vestiges anciens, pétrifiées de moiteur ; seule la climatisation autorisant cet abandon fugitif, un bien maigre réconfort dans ce rectangle de ferraille et de plastique dur.
L'homme est saisi de remord, sa tête pivote lentement, comme dans un scénario de comédie romantique (ce jeu de mots est parfaitement nul, et mal approprié), ne manque même pas la bande son, la faute à ce grand black aux dreds rouges qui a paumé ses écouteurs, la reprise de ma benz, une mélopée hip hop érotico-urbaine.
Il voit la vieille, assise sur la marche, la dernière, la plus haute. Elle lui file un sourire partiellement édenté, avec sa bouche large aux lèvres molles, ses petites rides qui s'inclinent, gracieuses lignes à peine creusées dans les chairs fanées du temps jadis, de celui où tout était si simple ; elle ne se serait jamais affalée sur le sol, l'homme n'aurait pas attendu de, presque, lui marcher dessus, pour l'apercevoir. Ah ça non ! Il l'aurait d'abord envisagée rapidement, l'enfoiré, des pieds à la tête, s'attardant comme tous ses congénères ici et là, puis la place aurait été offert d'un geste ample débordant d'une générosité suspecte. Il lui aurait peut être proposé de la raccompagner, noté son numéro de téléphone, avec cet air innocent qu'il prend lorsque sa femme le dévisage, lui et son bouquet de fleurs inattendu d'un jour non férié.
Alors oui, il a failli lui passer sur le corps, cet imbécile, mais bon, on n'allait pas en faire une pendule à treize coups non plus !
Aussi, cette manie qu'ont les vieux de se caler n'importe où, au lieu d'exiger une place réservée...
Il soupire, un peu exaspéré. Il lève les yeux au ciel, cherchant une réponse qui ne viendra pas, et se fend d'un fort contrarié " voulez-vous profiter de cette place, ma p'tite dame ? ".
La vieille lève le nez, renifle avec mépris et l'envoie paître en bougonnant dans les plis de son menton archaïque, triple étages qui tremblotent avec la plus vive énergie.
Alors oui, ça lui monte à l'homme.
La moutarde, elle lui pique l'arrière de la gorge, la luette et même, micro reflux gastrique.
Il se tourne à nouveau, et s'assoit avec force, histoire de rappeler que c'est lui le patron. Le boss.
Il en profite pour lancer un regard panoramique, des fois qu'il y ait la moindre contestation alentour.
C'est à cet instant qu'il sent l'humidité sous ses fesses.
Puis cette odeur écoeurante.
Vielles pommes pourries et barquette du chat oubliée au soleil.
Le black aux dreds venait de dégueuler sur le siège.
La seule.
L'unique.
Et pour cause...

03/07/2017
Virginie Peysson
Chroniques intra-muros Marseille

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