On s'embrasse ?


...
Imaginons deux secondes que ça y est. 
Le courant passe, on sent bien qu'il n'y aura pas besoin de défibrillateur pour que le rythme cardiaque frôle la crise, pas l'AVC hein, l'autre, celle qui fait pâmer les plus acharnés, et on en connaît… Mais comment ça se passe, à l'heure des pioches façon drive market, tu prends, tu jettes, next, next, next.
A force de nexter tout le monde, Y'a plus grand chose à becqueter, faut reconnaître, et si la faim vient, va falloir revoir les priorités. Qu'il s'agisse une magnifique créature qui n'attend vraiment rien de vous, on s'en fout un peu. L'essentiel, là, tout de suite, c'est de tomber la chemise, et tout ce qui se trouve en dessous, pour plus de commodités, Y'a des moments où les concessions sont de mises, on peut tout faire habiller, c'est juste moins pratique, il paraît.

A l'heure où tout le monde se fout à poil devant ses propres objectifs, affichant publiquement, sans autre outrecuidance, ses attributs naturels et factices, selon la donne initiale, ça paraît quelque peu incongru, la pudibonderie.
Comment peut-on imaginer un seul instant qu'après avoir échangé quelques mots via un écran de la grandeur d'une paume de main, on ne puisse donner le peu qu'il reste encore à obtenir ?
Est-ce que la pudeur aurait disparu, des suites d'une pression sociale nous poussant, encore et encore, à nous montrer crus et nus à la moindre occasion ?

Je ne suis pas certaine de cela.
Si en effet, tout l'environnement extérieur, et je pèse avec rigueur mon propos, nous pousse à dévoiler nos maisons, nos enfants, nos amours, nos passions, que restera-t-il à découvrir, je vous le demande un peu...
On se prend en photo à tout bout de champ, tiens un mur rose, clic clac, un bulldozer, bim, un crotte de chien, rebim… vous rentrez chez vous, et qu'avez-vous à raconter aux vôtres ?
6h57 photo salle de bain, buée à la glace
7h03 litière dans le salon, le chat a piqué une crise
7h12 petite araignée sur le coin de la vitre, avec votre reflet, ça le fait grave
7h14 ravalement de façade (Insta, sinon rien)
7h18 finalement petite vidéo rapide (nouvelle façon de lisser la frange ou que sais-je)
...
Et ceci, jusqu'au coucher, mise en scène à chaque seconde, moteur, caméra, tournez, tournez, tournez...

Perso, j'ai la vision d'une houle infernale, insidieuse, qui soulève le cœur, qui irrite le foie, qu'il faut que ça cesse.

Et lorsque vous avez soudain à nouveau quelqu'un qui s'incruste dans votre vie, que lui offrir s'il a déjà tout vu de vous, sans avoir eu besoin de vous toucher, de vous apprendre, d'appréhender petit à petit un peu de ce que vous êtes, quelque chose qui pourrait lui montrer à quel point vous pourriez être bien ensemble ?
Bien sur, vous allez vous embrasser.
D'abord on danse. On se tourne autour, on se jauge, on évalue à l'à-peu-près, et c'est tellement troublant de ne pas être sur de ce que nous allons trouver. Ces promesses qui se feront à la légère, pour plaire, pour faire plaisir, pour se pousser un peu à la folie d'une poignée de ce temps qui s'enfuit. Ces baisers arrachés, presque, à la porte d'une voiture. Ces mains qui n'ont plus le temps de s'étreindre que pour mieux se réfugier, au mieux dans des poches vides, petits poings tristes d'être seuls, au pire, sur le clavier de ce téléphone, votre cordon ombilical avec le monde qui vous entoure.
J'appelle ma mère.
Mon fils.
Mon amie.
Je ne peux plus supporter de ne pas entendre leurs voix, tantôt heureuses, parfois moroses, mais toujours ce lien indéfectible, cette tendresse lorsqu'on se parle, cette affection parfaitement intelligible, comme un écho de notre cœur, quelque chose de régulier et rassurant. Il suffit d'un seul être pour se sentir aimer. Parfois, c'est encore plus simple. Nos yeux savent-ils encore regarder dans la bonne direction, celle qui mène à l'affection sans trucage, sans photo, sans Hashtag, un numéro de téléphone que l'on connait par cœur. 

Je t'appelle, toi.
Puis finalement, non.
Je te vois.

On s'embrasse.
Avec la bouche.
Avec les yeux.
Avec la langue.
Avec le cœur.
Avec élan.
Sans réfléchir.
Juste par plaisir.
Par conviction
Par affection.
Par tentation.
Pour ce temps présent.

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