Je veux me souvenir de vous


...
Il y a des départs qui ressemblent, à s'y méprendre, à des promesses qui se figent dans le temps, comme s'il était question de marquer d'un point final, les heures, les semaines, ce foutu sablier qui n'en finit pas de s'écouler.

Février 2019
Ce matin, j'ai appris le décès d'une personne que je connaissais un peu. En réalité, je ne savais presque rien d'elle, alors que je la côtoyais depuis plusieurs années. En tout, je n'avais jamais voulu être intrusive, poser des questions qui auraient pu la mettre en difficulté. Alors j'avais choisi de la saluer, chaque jour, de m'inquiéter gentiment de sa santé, de sa nuit. Nous évoquions un instant le temps qu'il allait faire, et ça la faisait sourire légèrement. Parfois, elle me prenait à témoin, afin de vérifier à quel point elle était facile à vivre, et en effet, elle était la personne la plus tranquille au monde. Elle s'asseyait là, sur un canapé blanc, avec ses vieilles crocs rose fushia, parfois un mini paquet de chips à la main qu'elle grignotait comme un délice suprême. Elle ne parlait pas beaucoup, mais elle voyait tout. Pour la faire rire, je lui disais que j'aurai bien voulu la cloner, elle et sa gentillesse. Et cela procurait chez elle un petit soupir d'aise, comme si elle venait de gagner une place sur le podium de la sérénité. Je l'aimais bien. Et je crois qu'elle me trouvait un peu dérangée, mais que ça ne la gênait pas. Il n'y a pas si longtemps, elle me demandait des nouvelles d'une connaissance commune, un jeune homme qui la faisait parfois danser, ce qui était un exploit en soi. Elle pouvait s'émouvoir, mais prenait le plus grand soin de ne pas exposer sa tristesse. Elle disait juste, ah tiens, je l'aimais bien, dommage qu'il soit parti, c'est fini. On pouvait croire qu'elle était passée à autre chose, mais à ses yeux clairs, un peu troublés, il y avait une ou deux larmes qui barbouillaient ses iris.
Elle était discrète.
Elle est partie avec cette même discrétion.
Sur la pointe des pieds.
Je ne m'y attendais pas, et je regrette de ne pas l'avoir faite sourire, une dernière fois, avec cette mesure inimitable.

J'ai écrit le soir même ces quelques lignes, et je ne les ai pas trouvées assez belles, sur le moment. Je me disais, non, tu vois, cette femme là, toute sa vie, elle n'a eu droit qu'au minimum et moi j'aurai bien voulu, parce qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire, qu'elle soit celle qu'on regarde avec tendresse, avec, pourquoi pas, une petite pointe d'envie, et c'eut été une jolie revanche sur une vie de petite souris cachée entre les parias et les invisibles.

Février 2020
Aujourd'hui, j'ai appris le décès d'un inconnu.
Cet homme là, c'était ton père.
Et bien que je ne sache presque rien de toi, je savais que tu l'aimais.
Je crois que j'ai entendu, au petit matin, avant même de le savoir, ton cœur se fendre, un craquement sourd, une fissure de plus.
Je suis triste pour toi, et ça me renvoie à cette tristesse plus haut, entre l'inconnu et l'à peine perçue, la frontière est bien mince, ce qui nous amène à cette perte, tout comme la violette que j'ai cueilli, dans mon inconscience poétique, sur un talus abandonné, la semaine dernière, acte prématuré, mais pourquoi ne pas être prêt à partir, tous autant que nous sommes, alors qu'à peine la première inspiration, nous sommes promis à ce départ, inexorable.

Rien ne compte que d'aimer lorsque on peut se le dire.

Le reste, tout le reste, ne doit pas compter plus que les simples aléas qu'ils sont ; on a le droit de se tromper, de ne pas être parfait, de vivre comme on l'entend, de ne plus aimer comme avant, de souffrir comme un damné au fond de son enfer, de tomber amoureux, encore, et encore, de vivre, enfin.
Jusqu'au bout.


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