La douceur de l'affection



...
Je me suis endormie.
C'était doux contre ma joue, la toile de coton un peu tendue, et ma peau un peu sèche de ne plus s'offrir au soleil, à la pluie, aux courants d'air, de ceux qui se faufilent subrepticement, qui sous une robe légère de fin d'été, qui frôlent chair surchauffée, petits frissons de septembre.
Je ne suis pas perdue dans des méandres de solitude.
C'est un nouvel apprentissage, que de se retrouver face à son propre silence. Souvent, on ne le supporte pas, et l'on se raccroche aux bruits familiers, ceux qui sont imperceptibles en temps normal, un vrombissement de ventilateur, les claquettes de griffes du chat sur le parquet, l'accélération d'une voiture, des bribes de conversation volées par inadvertance... Pardonnez mes indiscrétions, j'ai bien aimé vous entendre à votre insu, c'était comme une petite chanson sans queue ni tête, quelque chose d'infiniment familier, agréable, un petit rayon amical, vous qui passez sans savoir, parlez vous...
Mon sommeil a duré longtemps.
Seize jours pour être précise.
Presqu'un coma.
Ca en fait, des heures, à réfléchir.
Autant de minutes précieuses à rétablir les distances, celles qui nous sont nécessaires pour ne pas sombrer, parfois. Qui nous font aussi louper des opportunités, à force de défiance. On nous a tellement appris à ne faire confiance à personne. Gardez le sourire de façade, toujours. Mais ne donnez de crédit à aucun. Patte blanche ne saurait suffire, on se souvient de l'histoire des sept petits chevreaux, et de ce loup affamé, tintin, on n'ouvre pas la porte. Ah ça, il est pas prêt d'entrer, le loup. Entre temps, il est bien obligé de se nourrir ailleurs, mais il revient sans cesse. Vu que le chevreau, c'est ce qu'il préfère. Rien que d'y penser, il se pâmerait presque, s'il avait un tantinet d'éducation. Sauf que c'est un loup. Je ne vais pas jouer à Madame-je-sais-tout en expliquant à quoi ressemble un loup. Chacun le sien. Et un seul, ça suffit bien à nous pourrir la vie. 
Juste une parenthèse, à ce sujet.
Non, pas tout le monde connaît le loup.
Ne sont concernées que les personnes à fort potentiel empathique. C'est la condition absolue.
Si t'en as rien à foutre des autres, le loup, il est pas fou, il tracera direct, sans jamais tenter la moindre incursion dans ta casa, faut être claire. Le loup, il n'a qu'une seule idée en tête. Etre ton nombril à toi. Ton centre, quoi.
Si t'as pas la moindre idée de ce dont je cause à l'instant précis, tout va bien, tu es probablement à l'abri d'un loup qui s'emmerde dans la vie, et ça, c'est une sacrée bonne nouvelle pour toi. Pour tes potes, vachement moins, tu dois pas être trop sympa, mais la règle, c'est que la plupart des gens ne veulent que l'impossible, ce qui te place direct tout en haut du podium des personnes inaccessibles, et super convoitées. Je t'invite à twitter, instagrammer l'info, c'est du petit lait pour toi, ô être sans cœur et sans accroches.
Fermeture de la parenthèse.
J'hésite à me réveiller.
Ce matin, j'ai écouté les rumeurs de la rue. Les enfants qui chahutent sous leurs masques, le léger chuintement des pas rapides des retardataires, les klaxons pas vraiment impatients, qui s'activent plus par habitude que par réelle motivation. 
J'avais tellement mal à la nuque que je me suis levée, endolorie, les tempes vrombissantes d'une migraine qui ne me quitte plus, désormais. J'ai l'impression que mon cœur cherche à s'échapper par ma gorge, ça me serre et me soulève les côtes, je voudrai juste ne plus rien ressentir, et le regretter juste après.
J'attends que mon rythme cardiaque se tempère, j'essaie de respirer dans le calme, d'ignorer cette angoisse tapie quelque part, je la sens qui gronde un peu, mais là, je refuse de tout mon corps qu'elle me désagrège à nouveau, je me veux entière, avec mes fissures apparentes, ma charpente faite de ce bois dont on espère être fait, comme les honnêtes gens, de ceux dont on construit du bon, du beau, du durable.
Je sais que mon sursis temporaire ne durera pas.
C'est la première fois que je n'ai pas le mode d'emploi, de ce que je peux faire, ce qui semblerait normal, si la souffrance autorise n'importe quelle dérive, s'il existe seulement un réservoir à émotions passives, et si oui, possède-t-il une soupape de sécurité, c'est que j'ai pas trop envie d'exploser ici, dans mon salon.
Je remarque à présent qu'il fait bon, chez moi.
C'est spacieux, je pourrai même pirouetter, si j'en avais la force. J'ai bien tenté, c'était une idée stupide,  j'ai cru que ma tête allait se décrocher de mon cou pour aller vadrouiller je ne sais où, mais moi, sans ma tête, c'est plus moi. Encore que très honnêtement, ça m'aurait bien arrangé, de la perdre un peu, des fois. Mais ça dure pas. Elle connaît le chemin, pas besoin de GPS.
Alors, cette flottaison un peu à l'extérieur de moi, c'était à la fois triste, et confortable. Il y avait cet air ambiant, chargé de rien du tout, ni joie, ni haine, que je respirai sans vraiment y penser. Il y a eu ce jour, terrible, où j'ai perdu l'odorat. Je l'avais. Et soudain, je ne l'avais plus. Et j'ai commencé à chercher les odeurs, avec un désespoir absolu, et moins je trouvais, plus mes yeux s'embrouillaient de larmes irrépressibles. Cinq jours, sans. C'est comme si tu ne reconnais plus rien. Même respirer n'a plus le même sens. J'avais l'impression d'être dans un sas pressurisé, sauf que je ne quittais pas cet appartement, que les étoiles étaient toujours aussi loin de mes mains, que celles dans tes yeux avaient disparu avec le reste, que je n'étais pas sûre de vouloir m'en souvenir, et quand j'essayais, ne savais plus si c'était dans les tiens, ou dans les miens, que ça brillait si fort. Et puis, c'est revenu. Petit à petit. Comme un souvenir persistant qui s'insinue, mais j'avais trop peur d'y croire, alors j'ai pris le parti de faire comme si de rien n'était. Et là, je me souviens de tout, comme un émerveillement timoré, l'amertume douce du café, l'acidité un peu âcre de la framboise à l'intérieur du biscuit, le soupçon de sucre, un relent de paille sèche entre les oreilles du chat, les effluves citronnées d'un parfum, comme emportées par ce même petit vent indiscret, mais là, quel joyeux festival !
On peut se tutoyer, maintenant que tu viens d'appréhender un peu de ma détresse d'hier.  Alors tu sais, je n'ai retenu qu'une chose, de toutes ces heures que je croyais perdues. C'est que je suis entourée d'amour. Je n'aurai jamais pensé trouver, alors que j'étais si fragile, si faible, autant de preuves d'affection. J'ai compris que de laisser aux autres cette marge de manœuvre, tu sais, lorsqu'on reconnaît qu'on a besoin d'eux, c'est déjà leur donner de l'affection. Et que c'est bon, de sentir toute cette bienveillance. C'est infiniment touchant. Peut être que toi, là, qui est en train de me lire, tu as été là, pour moi pendant ces heures si paradoxales. Approche. Cela restera entre nous. Sache que j'ai ouvert mon cœur, pour toi, dorénavant. Bienvenue.
J'avais décidé de tout oublier.
Et en effet, en restant là, dans un dénuement curieux de sensations, j'ai perdu le fil, et j'ai vu les mois passés, à travers le filtre d'une anesthésie diablement efficace, il fallait bien guérir, on peut pas tout faire en même temps. J'ai raccommodé comme j'ai pu, les fêlures, et oui, c'était difficile de pardonner, d'édulcorer les traitrises, de ne conserver en mémoire que le meilleur de chaque instant. J'ai essayé, en tout cas. J'ai vraiment essayé. Et j'y suis arrivée, parfois. Je n'ai pas tout oublié, en tout cas. Non. Pas tout.
J'ai choisi ce soir de regarder l'avenir avec confiance.
Tu vois, celle que tu m'as redonnée, toi qui a su être là.






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