Petit topic de secondes précieuses

 



...

J'ai la chance d'exercer un métier qui me sied. C'est un fait. Je sais à quel point je suis chanceuse. A chaque fois qu'on m'interroge sur ce que je fais, j'ai toujours un temps de réflexion. Au final, je m'occupe des autres. Point.

Et ce quotidien, si difficile pour tous, m'offre à coup sûr, de petites perles de pureté.

C'est dans la détresse que nous sommes le plus révélé. Mes instants de grâce, ce sont ces regards parfaitement limpides qui m'empoignent le coeur, pour me signifier que oui, la confiance est là, je peux oeuvrer. C'est parfois un éclat d'artifice, avec un forme de conversation qui s'ébauche, avec un semblant de réalisme, on y croirait, presque, et c'est beau à en pleurer. Un échange, une verbalisation bizarroïde, avec des mots décousus mais prononcés avec une telle conviction dans la voix, tout y est, les pauses et silence de la ponctuation, le vibrato dans le timbre si émotion il y a, parfois colère de ne pas être entendu, ou compris, souvent les deux. Je ne peux pas affirmer que je comprends tout, mais je ressens le désarroi, la panique avec les yeux qui s'affolent en billes noires, l'ennui aussi, de ne plus être tout à fait la bonne personne, celle d'avant la dégénérescence. J'ai le sentiment que déjà, le simple fait de se mettre en disponibilité suffit à leur montrer qu'on se comprend, même si les mots ne sont plus au bon endroit, au bon moment. Parce qu'il y a le sens des choses, celui des mots est autre. On s'en fiche, que le mot café pour vous, soit devenu pour une heure, le mot " cassaillette ", puisqu'on va le faire ensemble, et le boire, l'esprit content d'avoir su.

Et quand les mots sont écorchures, il reste le toucher.

C'est le sens le plus ancestral qui nous sauve. Pouvoir ressentir la présence de l'autre, dans cette pénombre du grand âge, une fois la double cataracte opérée, alors que la langue s'emmêle les pinceaux, que les oreilles tirent leur révérence, que les saveurs se sont perdues dans les souvenirs d'antan, cela reste encore le signe infime qu'il se passe quelque chose, quelque part, dans cet être en défaillance. On ne peut que deviner, d'un tressaillement, d'un frisson, d'une impression vague parfois, que cette tentative d'atteindre l'autre, cette personne qui fut, n'est plus vraiment et pourtant, toujours là, et bien cet essai fera bien un ricochet sur ce lac tranquille. Et ces petits impacts, ces troubles concentriques brouillant les eaux calmes, ce pourra être le signe tant espéré. Mais au final, nul ne sait.

Ce n'est pas un jeu de hasard. La régularité joue probablement un rôle insigne dans des résultats tout à fait aléatoires, bien maigres au vu des multiples approches. Et soudain, l'instant à saisir. Et c'est émouvant. Et beau. Et troublant. Et fugace.

Ce sera un sourire. Eclatant. Incroyablement lumineux.

Ou bien un mot. Voire une phrase entière. Qui sera tellement appropriée à l'instant qu'on la trouvera incongrue. Après.

Un prénom prononcé. Le votre. Ou le sien. 

Qu'importe.

Juste la preuve que, oui, il y a encore quelqu'un dans cette chair abîmée, un peu fanée par les années, dans ce regard laiteux, presqu'éteint, que ces mains toutes rouillées d'arthrose peuvent encore serrer la votre, avec une force étonnante, ou caresser votre joue, en un geste si doux, que ça pique les yeux.

Pas de jugement. Les vies ont été vécues. Il n'est écrit nul part que la fin doit être solitaire, et sans amour.

Je reste sur cette idée là. Juste être présente, pour ces micros secondes.

Commentaires